Résurgence

Publié le par Christel Galtier

Quand la porte du cabinet s’ouvrit, Kim sursauta et se leva de son siège comme s’il était en feu. Elle s’était assise à peine deux minutes plus tôt. Kim traversa la salle d’attente en deux enjambées. La pièce était toute petite, avec seulement quatre chaises. Kim était la seule à attendre. Le prochain patient, si jamais il y en avait un, n’arriverait pas avant une heure et demi, laissant tout le temps du monde à Kim pour sa consultation. Le médecin hocha la tête en guise de salut et l’invita à entrer dans son bureau avec un sourire.

Le docteur Sacha trouvait Kim physiquement avenante. Quand il l’avait vue pour la première fois, quelques semaines auparavant, il avait immédiatement décelé en elle le modèle génétique C. Parmi les neuf modèles génétiques existants, le C était celui qui lui était le plus agréable. Son partenaire, Noa, était lui aussi doté d’un patrimoine génétique de type C. Des cheveux châtains, des yeux marron clair, presque noisette et la peau cuivrée. Lui-même était de type I, facilement reconnaissable avec ses cheveux noirs, ses yeux marron foncé et sa peau très sombre. Les gens persistaient à croire que le modèle I était le plus résistant, même s’il était scientifiquement prouvé que tous les modèles étaient aussi fiables les uns que les autres. Par conséquent, le modèle I avait tendance à être le plus souvent choisi par les futurs parents et donc il était actuellement le plus répandu parmi la population. Tous les modèles défaillants avaient depuis longtemps été purgés. Ils avaient disparu comme les tares génétiques et la maladie. L’homo sapiens sapiens était devenu au fil du temps une machine parfaite.

Kim n’était pas une patiente. Aujourd’hui, elle était venue pour son enfant, ce qui la rendait très nerveuse. Depuis quelques temps, Alix souffrait de maux de tête inexplicables.

Dès les premiers symptômes, Kim, accompagnée de son partenaire, avait emmené l’enfant chez le psychologue. Mais après vingt séances, ce dernier avait redirigé les parents vers un spécialiste en médecine car, d’après ses conclusions, Alix ne souffrait d’aucun trouble psychique, d’aucune crise identitaire, d’aucun mal social identifiable.

Alix avait douze ans. Elle était porteuse d’un utérus congénital et était biologiquement femelle. Depuis plus de cinq ans, elle avait choisi l’identité sociale « fille » et demeurait pour l’instant tout à fait en accord avec ce choix. Le psychologue n’avait décelé aucun conflit sous-jacent en la matière. L’adolescente était parfaitement intégrée dans son collège. Elle avait des camarades et s’entendait très bien avec eux. Elle avait choisi ses matières dominantes en fonction de ses goûts et sans autres critères contraignants donc elle ne s’ennuyait pas en classe et avait de bonnes appréciations de ses professeurs. À la maison, rien à signaler non plus qui aurait pu être le facteur déclenchant de ses migraines. Camille et Kim avaient fait le choix d’être des partenaires exclusifs depuis la naissance d’Alix et tous deux semblaient parfaitement sereins face à cette décision. Le psychologue avait donc écarté assez vite la possibilité d’un transfert de culpabilité parentale sur l’enfant, induit par un choix non assumé, qui aurait pu être la cause éventuelle de ces céphalées.

Alix était, sans conteste, une enfant psychologiquement saine et socialement intégrée.

Je vais devoir vous adresser à un spécialiste, avait déclaré, avec douceur, Morgan, le psychologue de famille.

Un spécialiste ? C’est-à-dire, quel genre de spécialiste ? avait demandé Camille, incrédule.

Un spécialiste en médecine.

Un médecin ? s’était écriée Kim. Est-ce que c’est si grave ?

Je ne peux pas me prononcer. Mais à ce stade, le problème est manifestement d’ordre physiologique et purement corporel. Alix doit donc consulter un médecin.

Camille et Kim avaient accepté cette nouvelle la mort dans l’âme, et depuis, ils étaient rongés d’inquiétude. Cependant ils s’étaient bien gardé de la partager avec Alix. La jeune fille, outre ses migraines inexpliquées qui l’importunaient de temps en temps, se sentait bien et vivait aussi normalement que possible.

Tout en prenant place lui-même derrière un imposant bureau, le spécialiste, qui portait le titre intimidant de « docteur », invita Kim à s’asseoir.

Votre partenaire n’est pas venu avec vous ? interrogea le médecin.

Veuillez l’excuser Docteur Sacha, mais Camille est au travail aujourd’hui. Mais pour tout vous dire, toute cette histoire avec Alix le perturbe beaucoup. Depuis plusieurs semaines il n’est plus vraiment lui-même. Notre psychologue de famille pense qu’il souffre d’une crise majeure. Il pleure beaucoup… Camille est quelqu’un de très sensible. Il envisage d’endosser l’identité sociale «femme», au moins pour quelques temps. Il pense que cela pourrait l’aider à traverser ces moments difficiles.

Il doit agir en conformité avec ce qu’il ressent. Et vous-même ? Comment allez-vous face à tout cela ? demanda Sacha avec bienveillance.

Évidemment, je m’inquiète pour Alix, j’ai peur mais… je me sens forte. Et déterminée. Je médite trois fois par jour.

C’est bien. Pas de changement identitaire social en vue en ce qui vous concerne ?

Non. Être une femme me convient parfaitement, affirma Kim sans hésitation.

Parfait, acquiesça le médecin. Je pense donc que vous attendez de moi que je vous livre mon diagnostic sans trop de détours alors...Vous vous en doutez, Alix souffre d’un mal physique avéré. Nous lui avons fait subir toute une batterie d’examens ces dernières semaines et nous avons ainsi déterminé ce qu’elle a.

Les doigts crispés sur les accoudoirs de son fauteuil et le souffle soudain court, Kim garda le silence. Alors le docteur poursuivit :

Les céphalées répétitives, l’incapacité à se concentrer sur certaines tâches, les troubles visuels… Alix souffre d’une maladie rare incapacitante ophtalmique.

Je ne comprends pas, balbutia Kim. Incapacitante ? C’est grave ?

Votre fille, expliqua le médecin posément, présente une anomalie de la vision handicapante que l’on nomme myopie.

Myopie ? Qu’est-ce que c’est ? Je n’en ai jamais entendu parler. Comment a-t’ elle attrapé ça ? Est-ce une conséquence de son modèle génétique ?

Son modèle génétique n‘est pas en cause. Le E est parfaitement fiable et aussi fiable que votre patrimoine ou le mien. Vous avez beaucoup de questions, je comprends cela et je vais répondre à chacune d’entre elles. Cette myopie est, comme je vous le disais, une maladie des yeux. Concrètement, votre fille voit trouble en vision de loin. La vision de près n’est pas touchée, cependant je ne vous cache pas que cela reste handicapant. Le fait de, comment dirais-je, forcer sur ses yeux pour voir net, lui provoque ses maux de tête. Elle n’a pas attrapé la myopie, il s’agit d’un dysfonctionnement. Je vous avoue que j’ai eu du mal à déterminer son trouble et à mettre un nom dessus car, à ma connaissance, la myopie a disparu depuis plus de trois cent ans. J’ai été obligé de demander de l’aide à un confrère spécialiste en MD.

MD ? répéta Kim abasourdi par les déclarations du docteur.

Les maladies disparues. Apparemment nous avons affaire à une résurgence.

Mais, cela se soigne non ? questionna Kim de manière agressive, défiant le docteur de lui répondre par la négative.

Il n’existe pas de médicament qui soigne ce mal. Vous pourrez avoir recours à l’hypnothérapie pour calmer les mots de têtes, et en cas d’extrême nécessité je pourrai vous prescrire du paracétamol mais le mieux pour votre fille serait qu’elle accepte ce handicap et qu’elle tâche de l’ignorer au quotidien. Les céphalées pourraient disparaître avec de la résilience. Votre psychologue de famille pourra vous aider en ce sens.

Et c’est tout ? On ne peut rien faire d’autre ?

Certes la myopie est une maladie qu’on ne sait plus soigner. Tenter une opération comme le faisait nos ancêtres serait irresponsable et hasardeux. À l’époque, il existait des prothèses à apposer devant les yeux, qui améliorait un peu les choses mais vous ne voudriez pas d’un tel outillage barbare sur le visage de votre fille. Cela la stigmatiserait. Ce serait comme lui coller une pancarte sur le front qui dirait « regarder, je suis myope, je suis différente ! » ponctua le docteur gravement.

Non, bien sûr, je ne voudrais pas cela pour ma fille, prononça Kim pensivement.

Ne vous inquiétez pas trop. Je vous rassure Kim, on ne meurt pas de myopie, Dieu merci ! Et pour vous aider dans l’acceptation, je peux vous orienter vers un groupe de soutien dont tous les membres sont atteints de MD.

Et est-ce qu’il y a beaucoup de… myopes dans ce groupe ? demanda Kim avec intérêt.

Aucun à ma connaissance, mais il y a plusieurs droitiers.

Des droitiers ? Qu’est-ce que c’est ?

Des personnes atteintes d’un trouble neurologique qui induit un défaut d’ambidextrie. Autrement dit, ils sont dans l’incapacité d’agir habilement avec leurs deux mains, contrairement à nous tous. Seule leur main droite est agile. Cela les rend maladroits et sujets à moquerie. Là aussi il s’agit d’une résurgence.

Mais c’est terrible ! s’exclama Kim horrifiée.

Cela relative un peu le problème de myopie de votre fille n’est-ce pas ? remarqua le docteur avec un sourire chaleureux, tout en raccompagnant Kim vers la sortie.

C’est vrai, reconnut Kim avec soulagement. Merci, Docteur. Merci pour votre bienveillance. Mais dites-moi, ces résurgences de MD, est-ce qu’il y en a beaucoup ?

Vous savez, répondit le médecin après quelques secondes de réflexion sur le pas de la porte, en vérité, je pense qu’il n’y en a qu’une seule. Nous avons lutté contre cette maladie sans relâche et sans pitié durant des décennies entières et nous pensions l’avoir vaincue mais nous nous trompions.

Et de quoi s’agit-il ? insista Kim tout en tendant la main au médecin pour le saluer.

D’une résurgence d’Humanité, répondit-il laconiquement. Je vous souhaite bon courage, Kim.

 

Publié dans Nouvelles, Résurgence

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